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L’éthique économique en temps de crise

3 juillet 2020

 

A la lumière de quelques principes de la doctrine sociale de l’Eglise, l’auteur nous livre une feuille de route pour adapter notre comportement à la nouvelle crise économique que nous vivons.

 

L’actuelle crise sanitaire due au Covid-19 a engendré une crise économique, dont nul ne peut prétendre aujourd’hui connaître l’ampleur ni la durée.

Le 6 janvier 2018, pratiquement dix ans après la crise financière et économique dite des subprimes, la Congrégation pour la Doctrine de la Foi et le Dicastère pour le Service du Développement Intégral ont publié un document, approuvé par le Pape, intitulé « Oeconomicae et pecuniariae quaestiones – Considérations pour un discernement éthique sur certains aspects du système économique et financier actuel ». Ce document est le fruit d’une longue et profonde réflexion sur cette crise. Comme son sous-titre l’indique, il évoque des considérations pour un agir éthique dans le domaine des finances et de l’économie, à la lumière de la doctrine sociale de l’Eglise et de l’anthropologie chrétienne.

Nous ne pouvons que vous inviter à le (re)lire, surtout à celles et ceux qui se trouvent plus directement impliqués dans l’élaboration du tissu économique et social.

Au seuil de cette nouvelle crise économique mondiale qui démarre, bien que les causes soient très différentes par rapport à celle de 2008, il peut être utile de tirer profit des principes énoncés dans le document précité, afin de réfléchir aux comportements que nous pouvons adopter dans ce contexte.

Le premier principe, qui se trouve au centre de la doctrine sociale de l’Eglise, est celui de la promotion intégrale de chaque personne et de toutes les personnes. A première vue, c’est un principe pour l’agir des gouvernants, mais il s’applique également à la conduite personnelle de chaque chrétien, qui, loin de se désintéresser des vicissitudes du monde, doit vivre la charité en aimant la société dont il fait partie et en s’y engageant pour le bien commun. Certes, les manières d’arriver à un ordre objectif qui respecte et promeut la dignité humaine, aussi dans le domaine économique, sont variées. Il ne s’agit donc pas de dicter des solutions, mais bien de prendre conscience qu’il faut faire quelque chose, selon les possibilités et les capacités de chacun.

Une deuxième idée est que les crises favorisent les remises en question, à niveau « macro », mais aussi à niveau personnel. Ce sont des moments qui incitent à porter son regard plus loin, afin d’intégrer dans notre spectre les exigences de la vérité et du bien, de la justice et de la solidarité, au-delà du cadre des habitudes de la vie quotidienne, qui peuvent souvent être des commodités ou des égoïsmes déguisés et auxquels nous nous sommes habitués. Le document l’exprime par une formule qui interpelle : « Il est toujours plus clair que l’égoïsme n’est finalement pas payant, mais fait payer à tous un prix trop élevé ». Bien que la réaction première en temps de crise soit de « sauvegarder » ses propres biens, force est de constater que ce n’est qu’en aidant les autres à traverser la crise que nous serons en mesure de la traverser aussi.

Un troisième élément qu’il convient de relever est celui des fondements d’une éthique correcte. L’éthique ne peut être conforme à la dignité que si elle est fondée sur une juste vision de la personne humaine, dotée d’un caractère relationnel et d’une rationalité, spécificités qui empêchent d’en avoir une vision réductrice. La personne humaine n’est ni une chose, ni un consommateur, ni un coût d’une entreprise ou de la sécurité sociale. Que la personne ne puisse être réduite à une considération purement pécuniaire veut dire aussi que les rapports économiques entre les personnes ne peuvent se limiter aux seuls échanges de « choses », mais doivent s’élargir à l’interaction de « biens », dont certains sont immatériels, et dans lesquels s’insèrent également les dons sans contrepartie.

Il est important d’intégrer dans notre comportement, aussi dans notre « comportement économique », des paramètres et des modes de calcul qui laissent de la place à la gratuité. Dans le domaine du travail notamment, les personnes doivent être mises au centre de la culture de l’entreprise ou de la structure pour laquelle elles travaillent, en sorte qu’elles ne soient pas considérées comme un moyen, mais comme une fin : le travail est pour l’homme et non l’homme pour le travail. Ceci se réalise par des attitudes très concrètes et à la portée de tous, comme développer une relation plus humaine avec ses clients ou ses fournisseurs, se préoccuper sincèrement du bien-être personnel et familial de ses collègues, être courtois et souriant avec le personnel des magasins, restaurants, transports en commun, etc.

Dans une société souvent dominée par le souci de la rentabilité économique quantitative, le document nous livre un quatrième enseignement : tout progrès « doit également prendre en compte la qualité de vie qu’il produit et celle de l’extension sociale du bien-être qu’il diffuse ». Autrement dit, rechercher à travers notre conduite, notre façon de travailler, les dépenses que nous engageons, non seulement une efficacité matérielle, mais également le bien-être intégral, c’est-à-dire, le développement de chaque homme et de tout homme. En effet, comme le rappelle le document en se faisant l’écho de la tradition de la doctrine sociale de l’Eglise : « aucun profit n’est légitime lorsque fait défaut la vision de la promotion intégrale de la personne humaine, de la destination universelle des biens et de l’option préférentielle pour les pauvres ». Dans beaucoup de cas, le travail bien réalisé lui-même contribue à cette extension sociale du bien-être, et certaines actions plus directes peuvent s’y ajouter, comme la philanthropie ou l’appui à des secteurs économiquement moins rentables mais tout aussi essentiels pour la vie en société (les secteurs culturels, associatifs, religieux, environnementaux, etc.).

La crise actuelle a mis en évidence la solidarité fondamentale qui unit toute l’humanité. Dans ce contexte, la phrase suivante du texte qui sert de base à nos réflexions nous ouvre de nouvelles perspectives : « Quand l’homme reconnaît la solidarité fondamentale qui le lie à tous ses pairs, il sait qu’il ne peut conserver pour lui seul les biens dont il dispose. Lorsqu’il adopte la solidarité comme mode de vie, ses biens ne servent pas seulement à ses propres besoins, mais ils se multiplient en portant souvent un fruit inattendu pour les autres. Ici se vérifie bien le fait que le partage n’est pas ‟seulement division, mais aussi multiplication des biens, création d’un nouveau pain, de nouveaux biens, d’un nouveau Bien avec une majuscule” ».

En cette période de crise que nous commençons, tout geste, même ceux qui semblent apparemment banals, peuvent revêtir de l’importance. Tout acte humain libre revêt un caractère éthique. Toute personne est capable d’aider d’une façon ou d’une autre, surtout si elle s’associe à d’autres. Nos choix de consommation peuvent soutenir des producteurs en difficulté, une sobriété plus exigeante peut contribuer à soutenir des projets « sociaux » ou des personnes dans le besoin, un travail plus intense peut nous permettre de dégager davantage de temps pour s’occuper des autres… L’amour est créatif et exigeant : à chacun de trouver ses moyens pour, dans ces temps de crise, faire avec les autres ce que nous aurions aimé que l’on fasse avec nous.

Sergio Sahli est juriste et gérant dans le secteur non-profit.