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La part de raison

6 juin 2013


Une réflexion sur l’euthanasie. Le professeur Dijon la publie à l’occasion des débats sur l’extension de la loi aux mineurs d’âges et aux personnes démentes.

 

Réfléchissons. En 2002, le législateur belge a décidé que la vie humaine comme telle ne doit plus nécessairement arrêter le geste de mort. Un tiers en effet, appelé médecin, peut désormais faire passer impunément un autre être humain de vie à trépas, bravant ainsi l’interdit séculaire de l’homicide. Oui, dira-t-on, mais cette personne l’a demandé car elle était très souffrante. Soit. Mais, indépendamment des considérations pertinentes dont regorge la littérature psycho-médicale sur le nécessaire décryptage des demandes formulées par les grands souffrants, faisons attention au glissement ici opéré. Car, par la volonté du législateur, la vie humaine est passée d’un régime d’objectivité, rassurant pour tout le monde, à un régime de subjectivité, qui ne laisse pas d’inquiéter.

Mais, demandera-t-on, faut-il utiliser un tel vocabulaire philosophique pour contredire le simple geste de compassion posé à l’égard d’un être en détresse ?

Là est précisément le problème : comment situer, dans ces questions si poignantes, la contribution de la raison philosophique ? Certes, la compassion atteint l’être humain en plein cœur, et jusqu’en ses entrailles, mais la pitié est dangereuse lorsqu’elle évacue la raison pour poser le geste qu’elle pense salvateur. L’émotion est, sans conteste, une force irremplaçable dans le psychisme humain puisque, comme son nom l’indique, c’est elle qui émeut, qui meut, qui met en mouvement. Mais, en mobilisant toutes les puissances de l’homme, par exemple dans le combat contre le mal et la souffrance, l’émotion ne peut tout de même pas, sans grave danger, méconnaître le réel lui-même.

Or que dit le réel ? Il dit que nous sommes nés sans l’avoir voulu nous-mêmes et que cette vie humaine nous tient ensemble dans un lien qu’aucun de nous ne maîtrise. Nous n’avons pas à décider du lien social qui nous relie les uns aux autres puisqu’il est déjà là, inscrit dans notre chair. C’est précisément sur ce réel que le législateur doit fonder la loi qui nous maintient ensemble à l’intérieur de la Cité, car notre soumission commune à cette réalité toute simple qu’est notre naissance nous donne la paix ; elle est proprement fondatrice du droit, en particulier du droit à la vie, lui-même fondateur de tous les autres « droits humains ».

Or en faisant passer cette objectivité du lien social sous l’empire des volontés subjectives, le législateur ouvre une porte qui ne fera que s’élargir et qu’il ne pourra plus refermer. Autrefois, en effet, chacun de nous pouvait dire : « je suis là et (à cause de mon droit à la vie) vous devrez me supporter ». Aujourd’hui, chacun peut dire à l’autre : « tu es là, mais il ne tient plus qu’à toi de disparaître ». Alors que, jadis, nous étions tous tenus par le même respect réciproque d’une vie dont personne ne disposait, à présent, chacun n’a plus que sa propre volonté pour tenir l’autre en respect de soi puisque, justement, la vie est passée tout entière sous l’empire de la décision : « je meurs quand je le veux ! ».

Mais qui ne voit la violence, — et donc la peur — que suscite pareil glissement ? S’il ne dépend plus que de moi d’imposer ma présence à autrui, quelles pressions ne vais-je pas subir (ou même seulement imaginer) à partir du comportement de mon entourage ? C’est ici que la compassion pure, — c’est-à-dire détachée de la réflexion quant à l’objectivité du réel —, s’avère meurtrière. Alors que la vulnérabilité appelle la proximité compassionnelle telle que nous pouvons l’admirer, par exemple, dans l’institution des soins palliatifs, la loi qui autorise l’euthanasie finit par induire, dans le chef de la personne affaiblie, l’idée qu’elle a bien raison de vouloir disparaître : bonjour l’angoisse.

En se proposant d’élargir aux mineurs et aux déments la loi qui dépénalise l’euthanasie, le législateur a l’air d’augmenter la part de liberté qui revient aux plus faibles puisque le mineur doué d’une capacité de raison pourra demander que soit posé sur lui le geste de mort ; de même le dément, par le moyen d’un écrit rédigé alors qu’il était en bonne santé mentale. En réalité, cet élargissement nous affaiblit tous puisqu’il renforce la logique purement subjective, en rognant toujours un peu plus l’objectivité de la condition corporelle qui devait nous tenir d’emblée dans le respect les uns des autres.

Ce passage de l’objectivité du corps à la subjectivité de la volonté ne pourra qu’évoluer encore, non plus seulement dans le sens de l’élargissement, tant pour les mineurs que pour les déments, mais dans le sens d’un nouveau glissement, cette fois, de la subjectivité à l’intersubjectivité. En effet, on parle de plus en plus aujourd’hui d’euthanasie néo-natale pour les bébés atteints de handicap. Déformant le sens de l’euthanasie conçue originairement comme le geste de mort posé sur la personne qui le réclame avec insistance, la tendance se dessine maintenant de remplacer l’impossible consentement du nouveau-né par l’appréciation commune de ses proches qui demanderaient l’euthanasie « à sa place ». Gageons qu’il en ira bientôt de même à l’égard de la personne démente : n’est-ce pas déjà la maladie mentale qui l’atteignait, dira-t-on, lorsque cette personne a « oublié » de rédiger la déclaration qui réclamait que soit posé sur elle, en pareille circonstance, le geste euthanasique ? L’intersubjectivité compensant, ici encore, la subjectivité, il viendra bien un jour où la loi autorisera l’entourage à « compenser » pareil oubli. Vous avez dit « liberté » ? Il est dangereux d’oublier la part de raison qui entre dans la définition de notre commune humanité.

Xavier Dijon est professeur émérite de la Faculté de Droit de l’Université de Namur.

Ce texte a été publié sur www.euthanasiestop.be, une initiative citoyenne, portée essentiellement par des professeurs universitaires, des juristes et des professionnels de la santé, de tous les coins du pays et de divers horizons philosophiques.

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