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brown coated monkey on branch

Des hommes et des animaux

11 mai 2019

 

Dans « La philosophie devenue folle » (Grasset, Paris 2018), Jean-François Braunstein aborde la question du statut des animaux (pp. 149-278). Emmanuel Cabello expose ici les idées de cet auteur, assorties d’une conclusion personnelle.

 

Pour Robert Nozick, un philosophe contemporain assez connu, il faudrait être farfelu pour croire que, dans notre monde, la défense des animaux est une priorité. Pourtant, l’idée que les animaux sont des êtres sensibles et donc capables de souffrir s’est imposée peu à peu en Occident. Elle a suscité de nouvelles législations en vue de promouvoir le bien-être des animaux et de prévenir les souffrances que les humains pourraient leur infliger.

Certains esprits entendent justifier ces bons sentiments par la ressemblance entre les hommes et les animaux. Ils se focalisent notamment sur les grands singes et nous rappellent constamment que nous partageons 98 à 99% de notre patrimoine génétique avec les chimpanzés.

Peter Singer, australien d’origine, professeur de bioéthique à la prestigieuse université de Princeton, est le porte-drapeau du combat contre le « spécisme », accusé d’être une idéologie prétendant introduire une hiérarchie entre les espèces, où l’être humain serait supérieur aux animaux. Selon lui, il n’y a pas de sauts entre ces espèces, mais une continuité : nous sommes tous des frères. Nous sommes tous des animaux.

Les droits des animaux

Si nous sommes tous des animaux, il faut élargir le champ du droit, qui ne doit plus être simplement « humanitaire », mais « animalitaire » : on l’a fait déjà pour les femmes, contre le sexisme ; ensuite pour les personnes de race noire, contre le racisme ; il faut le faire aujourd’hui pour les animaux, contre le spécisme, en commençant par les plus proches — les grands singes — mais sans nous limiter à eux (les femmes et les personnes de race noire apprécieront).

L’objection à ce souhait des « animalitaires » est évidente : les grands singes ne sont pas capables de revendiquer leurs propres droits. Mais on nous répond que ces animaux ne doivent pas défendre eux-mêmes leurs droits en justice. Ils pourraient être représentés par des humains, comme les enfants ou les adultes intellectuellement déficients de notre espèce. Cass Sunstein, professeur à Harvard et ancien conseiller du président Obama, demande, faussement naïf : Y a-t-il quelque chose de problématique dans cette idée ? Peut-être bien. Tout d’abord, de quel droit les théoriciens de la libération animale prétendent-ils parler au nom des animaux ?

Mais cette objection ne décourage pas les « animalitaires », qui théorisent de plus belle. Les professeurs universitaires canadiens Kymlicka et Donaldson demandent par exemple d’appliquer aux animaux le régime octroyé aux communautés d’immigrants humains, au nom de la « citoyenneté multiculturelle ». Les ethnies autochtones et les immigrés peuvent conserver leurs coutumes, pourvu qu’elles soient l’objet d’une croyance sincère (comme, par exemple, le port du voile). Le Canada accepte ces groupes minoritaires à travers des « accommodements raisonnables » aux lois et encourage même une discrimination positive en faveur de ses ethnies.

Dans l’application de ces mêmes mesures, il faut tenir compte des différentes classes d’animaux : domestiques, sauvages et « liminaires », ces derniers étant ceux qui vivent au voisinage des humains sans être domestiqués, comme les rats, les pigeons, les écureuils.

Mais en échange de cette citoyenneté, il faut que les animaux domestiques apprennent à se comporter de manière socialement acceptable. Ils ne peuvent par exemple pas mordre les gens dans la rue. On peut également leur demander de travailler, mais à des conditions acceptables, afin que ce travail leur permette de s’épanouir.

Dans le cas des animaux sauvages, il faudrait leur accorder une « souveraineté », comme pour les nations souveraines, qui s’organisent elles-mêmes. Les humains devraient éviter d’envahir leur habitat ou ne le faire qu’avec précaution.

D’autres questions

Cependant, une autre objection classique se pose : comment expliquer aux lions qu’ils ne doivent pas dévorer les gazelles, aux loups qu’ils doivent épargner les moutons ? La réponse de Peter Singer est simple : une fois que nous avons abandonné notre prétention à dominer les autres espèces, nous devrions cesser de nous immiscer dans leurs vies.

Cette réponse ne satisfait pas tous les « animalitaires ». Martha Nussbaum, une philosophe américaine renommée, professeur à l’université de Chicago, dans son dernier livre (« Les frontières de la justice »), aborde le problème : comment concilier l’aspiration à la plénitude du tigre et celle de la gazelle, alors que l’un aspire surtout à manger l’autre ? Pouvons-nous rester à un stade de « non-intervention » ? Ne commettons-nous pas alors un délit de non-assistance à personne (ou à être sensible) en danger ? Nussbaum n’exclut pas la nécessité d’intervenir dans certains cas, comme dans le cas des guerres ethniques entre les humains. Et si ces interventions sont coûteuses, la solution est évidente : il suffira de ne plus rouler en 4×4.

D’autres questions se posent : Jusqu’où doit aller l’extension des droits aux animaux ? Faut-il inclure les moustiques ? Les bactéries ?

Si le Code civil admet que les animaux sont comme nous, que nous sommes tous égaux, faudra-t-il leur reconnaître le droit de posséder des biens, de fonder une famille ? Rien n’est simple, comme disait Sempé.

Le cri de la carotte

Certains prétendent qu’il est absurde de s’interdire de manger de la viande, puisqu’on ne s’interdit pas de manger des végétaux, qui sont eux aussi des êtres vivants, et donc nos égaux. Qui nous assure que les plantes et les légumes ne souffrent pas lorsqu’ils sont cueillis, découpés et mangés ? Cet argument a le don d’énerver les défenseurs des droits des animaux.

Un bouddhiste y répondait en disant qu’il était végétarien parce que les légumes, lorsque nous les tuons, hurlent moins fort. Mais ne serait-il pas plus cohérent d’observer un respect radical du vivant, de ne plus rien manger qui soit organique, et donc de ne plus consommer de végétaux ? Il ne nous resterait donc plus que les pierres.

La ligne de démarcation sur ce qu’on peut manger ou pas pose problème. Même des radicaux comme Singer et Nussbaum admettent que les fruits de mer souffrent peu ou pas, et qu’on peut donc probablement les manger, ce qui scandalise les « véganes » ou « végétaliens » rigoureux (et, pour notre part, nous console sans doute un peu…)

Les cas marginaux

Pour Singer et les siens, il ne faut pas distinguer humain et animal sur base de certaines facultés. C’est un point essentiel. Car si nous admettons que l’humanité soit définie par le langage, la conscience ou la raison, les animaux, qui en sont dépourvus, seraient inférieurs aux humains, qui pourraient soumettre l’animal à des expérimentations scientifiques, le tuer, le manger, etc.

Singer oppose à ce raisonnement le fait qu’il existe des êtres qualifiés d’humains ne jouissant pas non plus de ces facultés. Il les appelle les « cas marginaux » : enfants et adultes handicapés mentaux, vieillards séniles, personnes en coma. Il est universellement admis que l’on ne peut pas faire des expérimentations sur eux. Or, on en fait sur des animaux qui sont, toujours selon Singer, plus conscients ou intelligents que ces humains extrêmement diminués. A ses yeux, tout cela est dû à un préjugé inconscient et irrationnel, qui nous fait préférer notre espèce.

C’est ce préjugé que Singer veut éliminer, en posant le principe suivant : ou bien nous traitons les animaux aussi bien que nous traitons les humains handicapés ou bien nous traitons ces derniers aussi mal que les animaux. Par ailleurs, il fait observer que les expérimentations sur des humains nous donneraient des indications plus précises que n’importe quel test effectué sur des rats ou des lapins.

Singer, toujours cohérent avec ses principes, en vient à affirmer : « si nous comparons un enfant humain sévèrement handicapé à un animal non humain, un chien ou un cochon, par exemple, nous trouvons souvent que le non-humain a des capacités supérieures (…) pour la rationalité, la conscience de soi, la communication (…). Seul le fait que l’enfant est un membre de l’espèce homo sapiens nous conduit à le traiter différemment du chien ou du cochon. »

S’agit-il d’une simple provocation ? Tout donne à penser que, si on donnait à certains « animalitaires » la possibilité d’appliquer leurs théories, ils le feraient. De fait, ils ont commencé à le faire, dans certains états australiens, en étendant las indications d’euthanasie, notamment aux enfants.

La zoophilie éthique de Peter Singer

Certains « animalitaires » ne reculent pas face à une autre conséquence logique de l’antispécisme : il n’y a aucune raison de prohiber les relations sexuelles entre les « animaux humains » et les « animaux non humains ».

Tom Regan, un membre assez connu de cette tendance, n’apprécie guère les plaidoyers de Singer sur la zoophilie. Mais Singer, toujours cohérent et provocateur, a publié déjà quelques textes où il argumente sans états d’âme en faveur de la zoophilie (et il n’est pas le seul).

Pour Singer et d’autres, il est bien pire de maltraiter et de manger les animaux que d’avoir des relations sexuelles avec eux.

Un journaliste demanda à Singer si cette levée du tabou sur la bestialité ne conduirait pas à une levée du tabou sur la pédophilie : « Cela dépend si cela fait mal à l’enfant (…). Les attitudes à l’égard de la pédophilie ou de la zoophilie ne sont en rien différentes à des attitudes anciennes à l’égard de l’homosexualité, qui ont heureusement évolué. »

Conclusion

A l’origine, cette bataille était inspirée par les meilleures intentions : ne pas infliger de souffrances inutiles aux animaux. Mais nous avons vu que les positions de Singer, de Nussbaum et de beaucoup d’autres — la plupart professeurs renommés d’universités prestigieuses — terminent dans le ridicule ou l’abjection.

L’erreur est à la racine : ils refusent d’accepter qu’entre l’homme et l’animal il y a un abîme, une différence essentielle. Ils présupposent que l’espèce humaine résulte tout simplement de l’évolution d’une population hominidée, issue elle-même du tronc commun avec les grands singes. Tout découle de ce préjugé.

Leurs théories nous font rire ou nous répugnent, car nous avons été éduqués dans une culture différente, où l’on pense qu’à un certain moment de l’évolution, Dieu a nécessairement dû intervenir, probablement sur le corps d’un hominidé, en lui infusant un esprit, une âme rationnelle. C’est une évidence philosophique : jamais la matière qui constitue l’animal le plus évolué ne pourra s’élever par elle-même au niveau de la nature humaine, dont les facultés supérieures — raison et volonté — transcendent les lois et les possibilités de la matière.

Dostoïevski faisait dire à un des frères Karamazov que « si Dieu n’existe pas, tout est permis ». Le Concile Vatican II, de son côté, a affirmé que « sans le Créateur, la créature s’évanouit ». Ces deux prédictions sont en train de se réaliser.

Emmanuel Cabello est prêtre, Docteur en Sciences de l’Education et en Théologie. Sur la question de l’évolution, voir aussi l’article Evolution et création.