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Et si l’arrêt de la Cour suprême des Etats-Unis sur l’IVG était un progrès vers plus de démocratie ?

24 juillet 2022

On dit que l’arrêt de la Cour suprême des États-Unis du 24 juin reflète un retour en arrière. N’est-ce pas plutôt un progrès vers plus de démocratie puisqu’il restitue la question – ici de l’IVG – aux législateurs locaux ?

Le 24 juin dernier, la Cour suprême des États-Unis d’Amérique a rendu un arrêt commenté dans le monde entier. Prenant le contre-pied d’une jurisprudence établie depuis près d’un demi-siècle, la Cour décide que le droit à l’avortement n’est consacré ni par la Constitution ni par l’un quelconque des vingt-sept amendements dont elle a fait l’objet depuis sa promulgation. Selon la haute juridiction, il est temps de restituer la question de l’interruption volontaire de grossesse aux représentants du peuple, élus dans chacun des cinquante États membres de l’Union. La Cour ne se prononce donc pas sur l’existence ou l’inexistence d’un droit à l’avortement mais, ce qui est différent, sur l’obligation de le légaliser partout. Elle estime que cette obligation n’existe pas, sauf à faire dire aux textes ce qu’ils ne disent pas, et elle renvoie à la souveraineté des États membres la délicate question de l’arbitrage à effectuer entre les droits et valeurs en conflit.

Présenté comme le fruit d’une lecture littérale

Qualifiée d’extrêmement conservatrice ou encore de revirement idéologique, la décision en question est présentée comme étant le fruit d’une lecture littérale des textes fondateurs, par opposition à une méthode d’interprétation axée sur le changement des mentalités et la réalité du terrain. Présenter les choses de cette manière conduit à disqualifier la décision rendue, celle-ci n’étant que le fruit d’une exégèse aveugle aux préoccupations de nos contemporains.

Compétences fédérales et fédérées

Pour comprendre, sinon justifier, l’arrêt, il faut se rappeler qu’au moment où ils se sont déclarés indépendants, les Américains ont eu une première difficulté à résoudre : comment partager la souveraineté de telle sorte que les différents États de l’Union continuent à se gouverner eux-mêmes dans tous les détails de la vie sociale, tout en veillant à ce que l’Union forme un corps apte à pourvoir à quelques grands besoins généraux. La solution fut de définir avec précision les attributions des instances fédérales, et l’on décida que tout ce qui ne rentrait pas dans cette définition ressortirait à la compétence des États membres. Il est possible que l’arrêt du 24 juin 2022 ait été nourri par le souvenir de cette répartition des pouvoirs.

Comparons avec la Belgique et la France

S’il est un peu réducteur de ne voir dans cet arrêt que le produit d’une lecture littérale de la Constitution, c’est pour bien d’autres raisons encore. Pour s’en rendre compte, il n’est que de comparer la décision judiciaire américaine avec son équivalent belge ou français. Nos juges sont légalistes : leurs décisions sont souvent exprimées dans un style apodictique, une formulation qui exprime la primauté de la règle de droit. C’est la loi qui engendre, de manière presque mathématique, la solution judiciaire nécessaire et indubitable. Et comme il ne peut y en avoir qu’une, nos arrêts ne reprennent pas ce qui a été dit, au cours du délibéré, par les juges dont l’avis est resté minoritaire.

De l’autre côté de l’Atlantique, on a des jugements qui prennent l’allure d’une dissertation. C’est écrit à la première personne. Le juge de common law ne rédige pas des raisonnements syllogistiques mais des opinions, y compris dissidentes. Il n’est pas un mathématicien mais plutôt un conteur, un narrateur du droit. Ce jugement est très long, d’ailleurs. L’arrêt dont nous parlons comprend deux cent treize pages. Il n’en faut pas dix pour contenir un arrêt de la Cour de cassation de Belgique. La décision américaine précise qu’elle a été adoptée par six voix contre trois, et la minorité donne d’abondantes explications sur son désaccord.

Gouvernement des juges à la Cour européenne des droits de l’homme

Il y a plusieurs manières, pour le juge, d’interpréter la règle de droit qu’il a charge d’appliquer. Il peut la comprendre en se fondant sur une analyse sémantique et grammaticale du texte, et en recherchant quelle a pu être l’intention des auteurs au moment de la promulgation de la norme. Il n’est pas anormal de s’interroger sur cette intention puisque les auteurs ne sont pas n’importe qui : la loi a été votée par une assemblée délibérante composée de mandataires élus. Une autre méthode, dite « sociologique », consiste à interpréter chaque règle de droit en fonction des intérêts sociaux respectifs en conflit. Ces différentes méthodes peuvent se combiner.

La Cour européenne des droits de l’homme développe, quant à elle, une autre vision du droit, qui peut être qualifiée d’instrumentaliste. Pour elle, le droit n’est pas une fin en soi mais un moyen en vue d’une fin. Et cette fin est l’unification du droit européen par la condamnation de tout dispositif juridique singulier. On peut parler ici d’une lecture « progressive » de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentale : ce texte n’est pas interprété à la lumière de ce que ses auteurs ont voulu, ni même à la lumière de ce à quoi les États membres du Conseil de l’Europe se sont engagés en signant le traité. Le sens à donner à la Convention s’identifie à celui que les juges lui donnent au fil du temps, en fonction de leur sensibilité propre et des courants d’opinion, fussent-ils éphémères, qui dominent la société à un moment donné de son histoire. Ce système porte un nom : c’est le gouvernement des juges.

Aux parlements de prendre leurs responsabilités

Revenons à l’arrêt américain du 24 juin dernier. On a dit qu’il reflétait un prodigieux retour en arrière. Ne faut-il pas y voir plutôt un progrès vers plus de démocratie ? Voilà un juge qui, au lieu de mettre sa sensibilité propre au-devant de la scène, préfère s’en remettre aux législateurs locaux. Il renonce, pour une fois, à la tentation instrumentaliste si prégnante dans le monde juridique anglo-saxon. Oui, c’est une régression, en quelque sorte, puisque la Révolution française voulait que les juges ne soient rien d’autre que « la bouche de la loi ». D’un autre côté, n’est-il pas normal, en bonne démocratie, que les parlements prennent leurs responsabilités ?

À tout prendre, il vaut peut-être mieux une règle imparfaite mais prévisible, qu’une justice tributaire des opinions partisanes de ceux qui la rendent.

Jean de Codt est magistrat, ancien Premier président de la cour de cassation. Cette opinion a été publié dans « La Libre Belgique » du 14-07-2022. Source : https://www.lalibre.be/debats/opinions/2022/07/14/et-si-larret-de-la-cour-supreme-des-etats-unis-sur-livg-etait-un-progres-vers-plus-de-democratie-67WYJUQV3BEVNDIJGS3HSNYPDM/